MARQUE D’ACIER

La première chose que fit Ben ce matin-là fut de libérer Strabo du sort qu’il lui avait jeté grâce à la poussière d’Io. Il lui rendit sa liberté à la condition que le dragon ne chasserait plus à Vertemotte ni dans aucune partie habitée de la vallée, et qu’il ne s’en prendrait à aucun des sujets de Ben tant que celui-ci serait roi.

— La durée de votre règne à Landover n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de ma vie, Holiday, remarqua froidement le dragon, les yeux fermés.

— Dans ce cas, cette condition sera facile à accepter, rétorqua Ben.

— Les conditions posées par un humain ne sont jamais faciles à accepter, surtout lorsqu’il s’agit d’un humain aussi fourbe que vous.

— La flatterie ne te mènera nulle part, Strabo. Acceptes-tu, oui ou non ?

La gueule couverte d’écailles s’ouvrit largement sur des dents étincelantes.

— Vous courez toujours le risque que ma promesse n’ait aucune valeur : me l’extorquer par magie lui retire peut-être toute sincérité !

— Oui ou non ? soupira Ben.

Strabo poussa un sifflement venu de loin.

— Oui !

Il déploya ses ailes de cuir et tendit son long cou vers le ciel.

— N’importe quoi pour échapper à votre autorité ! Comprenez-moi bien, Holiday : les choses n’en resteront pas là entre nous. Un jour, on se retrouvera et vous paierez votre dette envers moi !

Il prit son essor dans un battement d’ailes, s’éleva jusqu’à la cime des arbres, s’inclina vers l’est et disparut dans le soleil levant. Ben le regarda partir, puis passa à autre chose.

Questor Thews ne comprenait pas. Il fut d’abord stupéfait, puis furieux, et enfin perplexe. À quoi pensait donc son roi ? Pourquoi relâcher ainsi Strabo ? Le dragon était un allié puissant, une arme que nul n’aurait osé affronter, un moyen infaillible de s’assurer la fidélité des sujets.

— Justement, expliqua Ben, c’est exactement pourquoi je ne le garde pas. J’en serais réduit à me servir de lui comme d’un bâton de gendarme. Les sujets du royaume me prêteraient serment, mais non par respect : par peur du dragon. Cela ne vaudrait rien. Et puis Strabo est une arme à double tranchant. Tôt ou tard, les effets de la poussière d’Io vont s’atténuer, et alors que ferai-je ? Il sera sur moi en un instant. Non, Questor, il vaut mieux le laisser aller dès maintenant et prendre les risques qui s’imposent.

— Vous ne croyez pas si bien dire, Sire. Les risques s’imposeront en effet. Que vous arrivera-t-il lorsque vous vous trouverez face à la Marque d’Acier ? Strabo aurait pu vous protéger ! Vous auriez pu au moins le garder avec vous jusque-là !

— Non, Questor, répéta Ben. Cette lutte est la mienne, pas celle du dragon.

Heureusement, ils n’eurent plus l’occasion de revenir sur la question. Le Maître des Eaux, averti par son peuple qu’il se passait des choses curieuses dans la pinède, fit son apparition. Ben l’accueillit en s’excusant de cette intrusion sur son territoire, et expliqua brièvement ce qui leur était arrivé depuis quelques semaines. Il précisa que Salica l’avait suivi à sa demande, qu’il aurait dû le prévenir plus tôt et qu’il souhaitait garder la sylphide à ses côtés quelque temps encore. Il proposa une nouvelle rencontre trois jours plus tard, au Cœur. Il se garda bien de parler du défi lancé par la Marque d’Acier.

— Pour quelle raison voulez-vous me revoir dans trois jours, Noble Seigneur ? demanda le Maître des Eaux.

— Je vous redemanderai de me prêter serment, et cette fois j’ai tout lieu de croire que vous ne me le refuserez plus.

— Très bien. J’y serai.

Il embrassa rapidement Salica, lui donna la permission de rester avec Ben et s’en alla. Ben et ses amis se retrouvèrent seuls.

Salica s’approcha et saisit la main de Ben.

— Il n’a aucune intention de te prêter serment, murmura-t-elle de façon que les autres ne puissent entendre.

— Je sais bien, mais j’espère qu’il n’aura pas le choix.

Il était temps de partir. Ben envoya Ciboule en avant, porteur d’un message destiné à Kallendbor et aux autres seigneurs de Vertemotte. Il avait fait ce qu’ils demandaient : les débarrasser de Strabo. À présent c’était leur tour. Ils devaient eux aussi le retrouver trois jours plus tard et lui prêter serment au Cœur.

Tandis que Ciboule s’enfonçait dans la forêt, Ben et le reste de la petite troupe prirent la route de Bon Aloi.

Il leur fallut longtemps pour rentrer, car cette fois ils voyageaient à pied. Mais ce n’était pas grave. Cela donnait à Ben le temps de réfléchir, et il avait de quoi faire. Questor et Abernathy lui posèrent de nombreuses questions sur la manière dont il comptait affronter la Marque d’Acier, mais il refusa de leur répondre. En vérité, il n’avait encore formé aucun plan et ne voulait pas qu’ils le sachent. Mieux valait qu’ils le croient discret.

Il passa beaucoup de temps à étudier le pays à mesure qu’ils le traversaient, et à imaginer ce qu’il avait été avant que la magie vienne à manquer. Le souvenir de sa vision chez les fées lui revenait souvent : le tableau merveilleux d’une contrée d’où brume, ténèbres et plantes desséchées étaient absentes. Depuis combien de temps la vallée n’avait-elle connu cela ? Et combien de temps faudrait-il pour la restaurer ? Sa vision était plus qu’un souvenir, c’était une promesse. Il eut une pensée pour les habitants de la vallée et leur existence sur une terre soudain dure et stérile. Il revoyait le visage des quelques spectateurs de son couronnement, de tous ceux qui se tenaient le long des routes conduisant à Rhyndweir. Tout cela pourrait changer si le cancer qui rongeait la magie était jugulé.

La présence d’un roi dévoué à son pays et à ses sujets pouvait accomplir ce miracle, avait expliqué Questor. Vingt ans de vacance du trône avaient créé le problème.

Pourtant cette idée était difficile à comprendre pour Ben. Comment une chose aussi simple que la présence d’un roi pouvait-elle influencer la vie de la vallée ? Un roi n’est jamais qu’un homme, un symbole. Comment un seul homme pouvait-il changer tant de choses ?

Le premier jour du voyage de retour fut interminable. La nuit était tombée et ses compagnons dormaient à poings fermés, que Ben veillait toujours. Il veilla très tard.

Le deuxième jour passa plus vite, et vers midi ils atteignirent Bon Aloi. Ciboule les attendait à la porte, déjà revenu de son expédition à Vertemotte. Il parla vite, ponctuant ses phrases de gestes vifs. Ben ne comprenait rien à ce qu’il disait.

— Votre message a été délivré, Sire, traduisit Questor. Les seigneurs de Vertemotte répondent qu’ils se rendront au Cœur comme vous le leur demandez, mais ils réservent leur décision quant à vous prêter serment.

— Ça ne m’étonne pas, grogna Ben.

Il traversa rapidement le couloir menant à la cour intérieure, suivi des autres. Il venait d’entrer dans la grande salle du château lorsqu’une paire de créatures débraillées sortit d’une alcôve pour venir se jeter à ses pieds.

— Noble Seigneur !

— Puissant Seigneur !

Les lutins mutins se traînaient à genoux devant lui et gémissaient de manière si pitoyable que c’en était gênant. Leur fourrure était tachée et hirsute, leurs pattes souillées de boue, et ils avaient l’allure de bêtes tirées d’un égout.

— Sire, nous vous avons cru dévoré par le dragon !

— Nous vous avons cru perdu dans les profondeurs des enfers !

— Vous possédez bien des dons, Sire.

— Oui, vous êtes revenu d’entre les morts !

Ben avait envie de les renvoyer à la semaine prochaine d’un coup de pied bien appliqué.

— Allez-vous me lâcher ! ordonna-t-il.

Ils s’étaient accrochés à son pantalon et lui embrassaient les pieds. Il tenta de les faire tomber en secouant la jambe, mais ils ne lâchèrent pas prise.

— Lâchez-moi immédiatement ! cria-t-il.

Ils retombèrent, toujours face contre terre, et levèrent vers lui leurs yeux implorants.

— Noble Seigneur…

— Puissant Seigneur…

Ben les interrompit.

— Ciboule, Navet ! Jetez-moi ces deux clowns poisseux dans un bain et ne les laissez ressortir que lorsqu’ils auront repris une apparence présentable.

Les kobolds tirèrent hors de la pièce les lutins qui se répandaient toujours en salamalecs. Ben, soudain fatigué, poussa un soupir.

— Questor, je veux qu’Abernathy et vous jetiez un œil aux archives du château. Voyez s’il y a une indication, quelle qu’elle soit, sur la façon dont le royaume, son roi et la magie sont liés. Je sais que nous l’avons déjà fait, mais… nous sommes peut-être passés à côté de quelque chose.

Sur ce, il sortit.

— Oui, Sire, répondit Questor. Nous avons peut-être raté quelque chose. Il n’est pas inutile de recommencer nos recherches.

Et, suivi d’Abernathy, il disparut dans le couloir.

Après le départ des autres, Ben resta un moment dans le vestibule avec Salica, puis prit la sylphide par la main et l’emmena avec lui au contempleur. Il ressentait le besoin d’explorer la vallée une dernière fois (à cette pensée, il se mordit la langue), et voulait emmener la jeune fille. Ils ne s’étaient guère parlé depuis la guérison de celle-ci, mais ils étaient restés l’un près de l’autre. Sa présence aidait Ben. Elle lui donnait de la force.

— Je veux que tu saches quelque chose, Salica, commença-t-il tandis qu’ils se tenaient tous deux sur la plate-forme du contempleur. J’ignore comment tout cela finira, mais je sais que quoi qu’il arrive, je suis bien heureux de t’avoir eue pour amie.

Elle ne répondit pas. Elle serra sa main sur celle de Ben. Ils saisirent la rambarde et les murs du château s’effacèrent. Ils passèrent tout l’après-midi dehors.

Cette nuit-là, Ben dormit comme un loir et ne se leva qu’à midi le lendemain. Questor le rejoignit dans l’escalier. Il avait l’air épuisé.

— Ne me dites rien, dit Ben en souriant. Laissez-moi deviner.

— Il n’y a rien à deviner, Sire. Abernathy et moi avons travaillé toute la nuit mais n’avons rien trouvé. Je suis désolé.

Ben passa la main autour des épaules frêles de son enchanteur royal.

— Pas d’inquiétude, dit-il, vous avez fait ce que vous avez pu. Allez-vous coucher. On se verra au dîner.

Après avoir mangé quelques fruits et bu du vin sous le regard de Navet, Ben se rendit seul à la chapelle du Paladin. Il resta un moment agenouillé dans l’obscurité et se demanda ce qu’il était advenu du champion. Pourquoi ne revenait-il pas ?

Il rentra à Bon Aloi en fin d’après-midi. Il prit son temps pour traverser salles et couloirs et caresser les pierres du château, pour sentir la chaleur qui l’habitait. Le pouvoir magique qui lui donnait la vie brûlait toujours profondément, mais s’évanouissait peu à peu. Le Ternissement empirait. La décoloration s’enfonçait de plus en plus dans la pierre. La magie ne tiendrait plus longtemps. Il se rappela alors la promesse qu’il s’était faite : un jour, il saurait rendre la santé à son château. Mais quand ?

Il rassembla ses amis pour le dîner dans la grande salle. Il n’y avait pas grand-chose à se mettre sous la dent : le garde-manger était presque vide, car la magie ne parvenait plus à produire assez de nourriture. Mais chacun soutint que le dîner était parfait. Il n’y eut ni plaintes ni disputes. Tous prenaient soin de ne faire aucune allusion à ce que l’avenir réservait.

Vers la fin du repas, Ben se leva. Il articula avec peine :

— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, mais j’aimerais prendre quelques heures de repos avant de… euh… (Il se tut un instant.) J’ai pensé partir aux environs de minuit. Je ne vous demande pas de m’accompagner. En vérité, j’aimerais mieux que personne ne me suive. Je vous remercie de la fidélité dont vous avez fait preuve jusqu’à maintenant. Je ne saurais rêver meilleurs amis. J’aimerais pouvoir faire quelque chose pour…

— Sire, interrompit Questor en se levant, n’en dites pas davantage. Nous avons déjà décidé que nous irions avec vous demain. C’est la moindre des choses. Et maintenant, allez donc vous coucher…

Tous les regards étaient tournés vers Ben, qui hocha lentement la tête et sourit.

— Merci. Merci à tous.

Il quitta la pièce et s’arrêta un instant dans le couloir qui en sortait. Puis il monta dans sa chambre.

Salica vint le réveiller à minuit.

Dans la pénombre de la chambre, ils s’étreignirent longuement. Ben ferma les yeux en sentant sur sa bouche la chaleur des lèvres de Salica.

— J’ai peur de ce qui va arriver, Salica, murmura-t-il. Pas de ce qui va m’arriver à moi… Non, c’est faux. J’ai très peur de ce qui risque de m’arriver, mais je redoute encore plus ce qui s’abattra sur Landover si la Marque d’Acier me tue. Si je ne survis pas à ce combat, Landover sera peut-être perdu. Et je crains d’être battu, car j’ignore comment le vaincre !

Elle le serra plus fort et répondit d’une voix sévère :

— Ben ! Tu dois croire en toi-même ! Tu as déjà accompli bien des choses dont tu ne te croyais pas capable. Les réponses qu’il te faut sont là. Tu les as toujours trouvées lorsque tu en avais besoin. Je sais que tu peux le faire une nouvelle fois.

— Je ne peux plus découvrir ces réponses, Salica. La Marque d’Acier ne m’en a pas laissé le temps.

— Tu as tout le temps nécessaire.

— Salica, écoute-moi, dit Ben en éloignant son visage. Une seule chose peut éviter que la Marque me tue : le Paladin. S’il vient prendre ma défense, j’ai une chance de m’en sortir. Il est possible qu’il vienne. Il m’a déjà sauvé plusieurs fois depuis mon arrivée dans la vallée. Mais c’est un fantôme ! Il n’a ni substance, ni force ! Il n’est qu’une ombre, et les ombres ne font jamais peur bien longtemps ! Ce n’est pas d’un fantôme que j’ai besoin, mais du véritable Paladin, en chair et en os ! Et je ne sais même pas s’il existe toujours !

Les yeux verts de Salica restaient calmes malgré la fureur de Ben.

— S’il t’est déjà venu en aide, il reviendra certainement. Te souviens-tu du jour où je t’ai dit que tu étais celui qu’avaient annoncé les présages enroulés autour du lit de mes parents ? Sur le moment, tu ne m’as pas crue, mais depuis tu as compris que c’était vrai. Je t’ai aussi dit autre chose, Ben. Je t’ai dit que je te trouvais différent, que je sentais que tu étais fait pour être roi de Landover. Je le crois toujours. Et je crois que le Paladin viendra à ton secours. Qu’il te protégera.

Ben la contempla longuement sans rien dire. Puis il l’embrassa légèrement sur les lèvres.

— Il n’y a qu’un moyen de le savoir, conclut-il.

 

L’aube entra dans le Cœur sur ses pattes de velours. Les premières lueurs argentées commençaient à peine à éclairer le ciel à l’est au-dessus des arbres. Ben et ses amis étaient arrivés depuis plusieurs heures et étaient assemblés sur l’estrade.

Toute la nuit il arriva d’autres personne : le Maître des Eaux, entouré de plusieurs dizaine de ses sujets, se tenait à la lisière de la clairière. Les seigneurs de Vertemotte étaient venus vêtus de leur cuirasse de bataille et armés jusqu’aux dents. Leurs destriers piaffaient près de chevaliers qui se tenaient aussi droits et immobiles que des statues de fer. Les créatures féeriques et les humains se faisaient face de part et d’autre des rangées de coussins de velours blanc.

Ben était assis sur le trône placé au centre de l’estrade, entouré de Salica d’un côté et de Questor et d’Abernathy de l’autre. Les kobolds étaient accroupis à ses pieds. Quant à Fillip et à Sott, ils se tenaient loin des regards : une fois de plus, ils étaient partis se cacher.

— Sire, souffla Questor à son oreille, l’aube approche. Vous ne portez ni armure ni armes. Laissez-moi vous équiper correctement.

Ben leva les yeux vers la figure d’épouvantail qui se penchait sur lui, sur ses écharpes vives et sa robe grise, ses cheveux et sa barbe ébouriffés, et sur son visage ridé et anxieux.

— Non, Questor. Ni armes ni cuirasse. Ils ne me serviraient à rien contre une créature telle que la Marque. Je ne pourrais le vaincre de cette manière. Je dois trouver une autre voie.

Questor Thews s’éclaircit la gorge et reprit :

— Avez-vous une idée précise, Sire ?

Ben sentit le froid qui le glaçait se mettre à le brûler.

— Peut-être, répondit-il.

Questor reprit sa position. Les ombres qui entouraient la clairière s’effaçaient avec l’apparition du jour. Des formes se détachaient peu à peu de chaque côté : les seigneurs de Vertemotte et le Maître des Eaux et sa famille. Ben se leva et gagna le bord de l’estrade. Les silhouettes cuirassées des seigneurs et les minces ombres des habitants des eaux convergèrent vers lui.

Il prit une profonde inspiration. Inutile d’y aller par quatre chemins.

— La Marque d’Acier viendra se mesurer à moi dès l’aube. Vous rallierez-vous à moi pour le combattre ?

Silence complet. Ben examina chaque visage et reprit :

— Très bien. Je vais m’exprimer différemment. Kallendbor, les seigneurs de Vertemotte m’ont donné leur parole qu’ils prêteraient serment de fidélité au trône si je les débarrassais du dragon Strabo. Je l’ai fait. Il est banni de Vertemotte et de toutes les régions habitées de la vallée. Je vous demande donc de me jurer allégeance. Si votre parole vaut quelque chose, vous ne refuserez pas.

Il attendit. Kallendbor semblait hésiter.

— Quelle garantie avons-nous que le dragon est parti pour de bon ? demanda enfin Strehan d’un ton rude.

Il n’est pas parti pour de bon, pensa Ben. Il ne restera au loin que tant que je serai roi, alors vous avez intérêt à faire en sorte que je vive longtemps !

Mais il ne dit pas cela. Il ignora la question de Strehan et garda les yeux fixés sur Kallendbor.

— Une fois que vous m’aurez juré fidélité, j’ordonnerai que les habitants de Vertemotte cessent toute pollution des eaux qui irriguent et alimentent la région des lacs. Votre peuple et celui du Maître des Eaux travailleront ensemble à restaurer et à préserver la pureté de ces cours d’eau.

« Vous, Maître des Eaux, tiendrez alors votre promesse et me prêterez serment à votre tour. Et vous recommencerez à enseigner aux gens de Vertemotte les secrets de la guérison. Vous les aiderez à comprendre. »

Il marqua une pause et dévisagea le Maître des Eaux. Ses traits de statue trahissaient une certaine incrédulité. Personne ne prit la parole.

Le vent caressa soudain son visage d’une rafale vive et rapide. Au loin, on entendait un grondement sourd semblable à celui du tonnerre. Ben s’obligea à rester calme – en apparence. L’aube était là.

— Je ne forcerai personne à se ranger à mes côtés contre la Marque d’Acier, dit-il enfin.

Il sentit la main de Questor se poser sur son bras mais ne réagit pas. La clairière était plongée dans le silence, à part le sifflement du vent et le roulement de tonnerre qui approchait. Les ombres de la nuit se transformèrent en raies argentées avant de disparaître tout à fait. Les habitants de la région des lacs reculèrent et s’enfoncèrent dans la forêt. Les chevaliers et leurs destriers commençaient à perdre contenance.

— Noble Seigneur, commença Kallendbor en avançant d’un pas, peu importe quelles promesses nous lient. Puisque la Marque d’Acier vous a défié, vous êtes un homme mort. Il en serait de même si nous choisissions de vous porter assistance. Aucun d’entre nous, seigneur ou créature féerique, ne fait le poids face à la Marque. Sa force est telle que seule la magie la plus puissante peut en venir à bout. Or, nous ne possédons pas ces pouvoirs. Les humains ne les ont jamais eus et les habitants de la région des lacs les ont depuis longtemps perdus. Seul le Paladin possède la force nécessaire – et le Paladin est parti.

Le Maître des Eaux s’avança à son tour sous le regard inquiet de l’assistance. Le vent s’était levé et sifflait doucement, le tonnerre résonnait à travers la terre de la forêt. La clairière s’était soudain vidée, et il ne restait que les rangées de coussins disposés régulièrement comme des pierres tombales.

— La magie des fées a banni les démons il y a des siècles, Noble Seigneur, et les a tenus au loin. Le talisman de ce pouvoir était le Paladin, et personne ici ne saurait se mesurer à la Marque d’Acier sans la présence du Paladin. Je regrette, Noble Seigneur, mais ce combat est le vôtre.

Il tourna les talons et s’éloigna, suivi de toute sa famille qui se hâtait.

— Que la force soit avec vous, roi de comédie, murmura Kallendbor avant de s’en aller, lui aussi accompagné de ses seigneurs.

Ben, debout au bord de l’estrade, les regarda partir. Puis il secoua la tête avec découragement. Il ne comptait pas vraiment sur leur aide, alors…

Tout à coup, le tonnerre secoua l’estrade sur ses fondations, parcourant la terre comme un lourd et long grondement de colère. La pâle lueur de l’aurore disparut, obscurcie par les ombres qui apparaissaient.

— Sire, attention ! cria Questor à l’oreille de Ben, ses habits flottant dans le vent.

Salica, Abernathy et les kobolds entourèrent Ben en un instant et joignirent leurs mains autour de lui pour le protéger. Ciboule et Navet sifflaient férocement.

Les ténèbres se firent plus profondes.

— Reculez ! Tous ! ordonna Ben. Descendez de l’estrade immédiatement !

— Non, Sire ! répondit Questor.

Ils résistaient tous, mais il les écarta d’un mouvement brusque. Le vent se mettait à hurler avec fureur.

— J’ai dit reculez, bon sang ! Laissez-moi, et tout de suite !

Abernathy s’éloigna. Les kobolds découvrirent leurs longues dents en hésitant encore. Ben s’empara de Salica et la jeta dans leurs pattes, repoussant tout le monde. Ils s’en allèrent tandis que Salica, choquée, jetait en arrière des regards désespérés. Mais Questor Thews restait inflexible.

— Je puis vous être utile, Sire ! Je maîtrise bien mes pouvoirs, maintenant, et je…

Ben l’avait saisi par les épaules et le faisait tourner, tout en luttant contre le vent qui se déchaînait.

— Non, Questor ! Personne ne m’aidera cette fois-ci. Descendez de l’estrade immédiatement !

D’une bourrade énergique, il envoya le magicien à plusieurs mètres de là et lui fit signe de s’éloigner davantage. Questor regarda brièvement en arrière, lut dans les yeux de Ben sa détermination, et s’en alla pour de bon.

Ben était désormais seul. Les drapeaux disposés sur l’estrade flottaient et claquaient sous la violence du vent. Les étançons d’argent fléchissaient et tremblaient sur leur base. Un tonnerre terrifiant grondait continûment.

Ben frissonna. Pas mal, les effets spéciaux, pensa-t-il.

Les ombres et le brouillard se rejoignaient en un tourbillon au bout de la clairière, séparant les humains des créatures enchantées abrités sous les arbres. Il y eut une explosion de tonnerre et les démons apparurent.

C’était une horde de formes sombres et contrefaites, qui passaient d’un coup de l’invisibilité à la présence matérielle. Les reptiles qui leur servaient de monture rugissaient et piétinaient la terre. Armes et cuirasses s’entrechoquaient et claquaient comme des os. La masse des démons grandissait et envahissait l’aube comme une tache. Ils se rapprochaient de l’estrade et se pressaient contre les coussins.

Le vent et le tonnerre se turent et furent remplacés par le son des respirations et les grondements des bêtes. Les démons occupaient presque tout le Cœur. Ben Holiday et ses quelques alliés n’étaient qu’un îlot dans une mer de silhouettes noires.

L’armée se fendit en son milieu et une immense créature ailée apparut ; moitié serpent, moitié loup elle portait sur son dos un cauchemar en armure. Ben inspira profondément et se redressa résolument.

La Marque d’Acier était là.